Les ancêtres des requins ont colonisé les marais et les rivières il y a plus de 350 millions d’années. S’adaptant aux eaux salées ou aux eaux douces, selon les contraintes environnementales, ils représentent un succès évolutif sans égal.
Ces Xénacanthes vivaient il y a environ 280 millions d’années en eau douce. Cette capacité de s’adapter aux eaux douces leur aurait permis d’échapper à la grande extinction qui, il y a quelque 250 millions d’années, a marqué la fin du Permien et le début du Trias. Gilles CUNY est conservateur des collections de paléontologie des vertébrés au Musée géologique de Copenhague, au Danemark, et maître de conférence associé à l’Université de Maha Sarakham, en Thaïlande.
Des requins d’eau douce ?
Oui, les requins et leurs proches cousines les raies – regroupés sous le nom d’élasmobranches – sont aussi présents en eau douce. Une cinquantaine d’espèces de raies et de requins actuels, représentant cinq pour cent du nombre total d’espèces recensées, vivent dans les lacs, dans les fleuves et dans les rivières.
Le requin bouledogue, Carcharhinus leucas, en est l’exemple le plus connu ; on le trouve aussi bien près des côtes qui longent les mers tropicales que dans le lac Nicaragua, en Amérique centrale, dans le fleuve Amazone, en Amérique du Sud, le Mississippi, en Amérique du Nord, le fleuve Zambèze, en Afrique ou encore le fleuve Brisbane, en Australie. Les requins et les raies, qui s’aventurent en eau douce ou bien qui y sont inféodés, ont acquis des spécificités physiologiques qui leur permettent de passer d’un milieu riche en sel à un milieu sans sel, et d’un milieu riche en oxygène, car l’eau est abondamment brassée, à un milieu plus ou moins dépourvu d’oxygène.
De surcroît, ces élasmobranches présentent une autre caractéristique étonnante : pendant 300 millions d’années, leurs ancêtres ont évolué, se sont adaptés tantôt aux eaux salines, tantôt aux eaux douces, voire aux deux, ce qui leur a peut-être évité de disparaître lors des grandes extinctions de masse, notamment celle qui eut lieu il y a quelque 250 millions d’années. Ils détiennent un record quasi absolu de longévité et de diversité au sein des vertébrés.
Le requin bouledogue
Le requin bouledogue est commun dans les eaux marines, mais ses incursions en eaux douces sont fréquentes. On l’a retrouvé à 4 000 kilomètres de l’embouchure de l’Amazone, et il peut remonter le Mississippi sur 2 800 kilomètres.
Il atteint 3,50 mètres de longueur, taille qui le rend potentiellement dangereux pour l’homme. Il fait d’ailleurs partie de la poignée d’espèces de requins responsable de morts d’hommes, même si l’on a souvent tendance à attribuer ce genre d’attaque au grand requin blanc (Carcharodon carcharias) ou au requin tigre (Galeocerdo cuvieri).
Ainsi, en 1916, quatre personnes ont été tuées et une blessée par une attaque de requins à Matawan Creek, dans le New Jersey, sur la côte Est des États-Unis. Ces accidents furent d’abord attribués à un unique requin blanc rôdant dans les parages, un mythe qui donnera naissance au film Les dents de la mer quelques décennies plus tard. Toutefois, l’une des attaques eut lieu à 18 kilomètres des côtes, et les requins blancs ne s’aventurent pas en eau douce.
De surcroît, il est fort improbable qu’un unique requin ait été responsable de toutes ces attaques, et la plupart des spécialistes s’accordent aujourd’hui pour dire qu’elles furent le fait de plusieurs requins bouledogues. Le requin bouledogue n’est pas le seul requin d’eau douce ; les requins Glyphis gangeticus vivent dans le Gange, en Inde, mais, qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre espèce, les requins d’eau douce sont rares : 95 pour cent des espèces se concentrent en milieu marin.
En revanche, les raies sont fréquentes en milieu fluviatile. Une famille entière, les Potamotrygonidés, est ainsi inféodée à ce mode de vie et aucune des 14 espèces de ces petites raies d’environ 30 centimètres de diamètre ne peut vivre dans l’eau salée.
Elles sont endémiques en Amérique du Sud, et plus particulièrement à l’Est du continent : on les trouve uniquement dans le réseau fluviatile se déversant dans l’Atlantique. Des familles typiquement marines, tels les Dasyatidés, qui incluent la raie pastenague (Dasyatis pastinaca), fréquentes sur les côtes atlantiques et méditerranéennes ont également des représentants en eau douce.
En Thaïlande, trois espèces de Dasyatidés vivent exclusivement en eau douce : Dasyatis laoensis dans le Mékong, Himantura signifer dans la Chaophraya et Himantura chaophraya dans ces deux fleuves. Si les deux premières sont des raies plutôt banales ne dépassant guère 30 centimètres de diamètre au plus large, Himantura chaophraya est une raie imposante, qui atteint parfois deux mètres de diamètre.
Sa longue queue en forme de fouet, armée d’une épine dentelée venimeuse, étant deux fois plus longue que le disque, la longueur totale de l’animal atteint parfois six mètres : c’est la raie géante d’eau douce. En plus de ces formes exclusivement fluviatiles, d’autres Dasyatidés de Thaïlande (Himantura bleekeri, Himantura fluviorium et Pastinachus sephen) sont fréquentes dans les estuaires, même si ce ne sont pas, à proprement parler, des espèces d’eau douce. Himantura fluviorium fait l’objet d’une pêche intensive.
Un poisson scie (Pristis perotteti) est également connu en Amérique centrale et en Amérique du Sud pour sa capacité à passer des lacs à l’océan, et inversement. Cette espèce a d’ailleurs établi des populations génétiquement distinctes dans quelques lacs. Ainsi, certaines raies sont spécifiques des eaux de mer, d’autres des eaux douces, d’autres peuvent s’adapter aux deux milieux.
Gilles Cuny. Suite de l’article.
0 commentaires