« Généralement dépeints comme des machines à tuer dénuées de toute espèce de raisonnement, les requins sont en fait bien plus intelligents qu’on ne le croit.
Les requins n’ont pas de cerveau, c’est bien connu. Vide émotionnel, désert mental, la vie intérieure du squale est à l’image de sa peau : lisse et froide comme l’eau des profondeurs.
C’est une machine à tuer qui fait des ravages depuis quelque temps sur les côtes de La Réunion.
Ne lisez-vous donc pas les journaux ?
Même si vous ne les lisez pas, vous avez bien dû aller au cinéma et voir Les Dents de la mer. Comment nier, devant un tel spectacle, que le grand squale n’obéit qu’à un instinct : celui du sang ?
Telle est l’image populaire du requin.
Qui se lézarde si l’on observe les faits : ces animaux s’approchent des côtes à cause de l’épuisement des ressources halieutiques et de la surpêche. Ils confondent le plus souvent une planche de surf avec la silhouette d’un phoque. Oui, mais voilà, le discours médiatique et les blockbusters hollywoodiens aux scénarios aussi stupides qu’ignorants ont réussi à nous faire croire que les requins ne sont que de simples mâchoires sans intelligence.
Pourquoi s’émouvoir alors de la manière dont sont récoltés leurs ailerons fort prisés dans les soupes chinoises ? Le requin capturé, ses ailerons sont découpés sur la bête vivante aussitôt rejetée à la mer, consciente mais désormais incapable de nager, vouée à une agonie atteignant parfois une quinzaine de jours. On estime à plusieurs dizaines de millions par an le nombre de requins ainsi massacrés pour la gloire de la gastronomie.
Et pourtant, l’intelligence des requins n’est pas aussi primitive qu’on le croit. Les scientifiques savaient déjà que le grand requin blanc (Carcharodon carcharias) – les dents de la mer en personne, même s’il n’attaque l’homme qu’en de rares occasions et par erreur – était capable de sortir occasionnellement la tête hors de l’eau pour observer son environnement aérien, ce qui suggérait une intelligence mêlant curiosité et attention.
D’ailleurs, on voit mal comment un animal qui sait chasser n’aurait pas un sens de l’observation et une intelligence nécessaires à la capture des proies, dont il doit anticiper le comportement. Dans tout le règne animal, les prédateurs tendent à développer des capacités intellectuelles élevées et on voit mal pourquoi les requins feraient exception à la règle. Mais les récents travaux effectués sur deux autres espèces vont plus loin et nous forcent à considérer les requins comme probablement beaucoup plus intelligents que ne le veut la légende.
Le requin et l’outil
L’éthologue américain Simon Oliver et ses collègues de l’Université de Bangor au pays de Galles, en collaboration avec le Projet de recherche et conservation du requin-renard aux Philippines, ont récemment collecté en caméra sous-marine des dizaines d’observations de requins-renards (Alopias pelagicus) vivant à proximité de l’archipel. Ils ont alors pu analyser la séquence précise des comportements de capture de sardines par ces requins.
Cette séquence se décompose ainsi :
1) préparation et soulèvement de la queue,
2) frappe rapide ,
3) détente de la queue et récolte des proies.
La phase la plus longue est celle de préparation, qui permet d’assurer à la queue une rigidité suffisante pour frapper efficacement. La frappe est si puissante qu’elle provoque l’apparition de bulles du gaz initialement dissous dans l’eau. Les proies sont récoltées par dizaines d’un seul coup, montrant que ce comportement de frappe par la queue est une technique particulièrement efficace pour chasser des petits poissons qui se déplacent collectivement en bancs serrés…
Certes, les requins ne sont pas les seuls à se comporter ainsi.
L’utilisation d’outils a été démontrée dans tous les groupes de vertébrés et dans certains groupes d’invertébrés, comme les pieuvres ou les insectes sociaux. Et l’usage d’un organe précis comme outil, pour un emploi auquel cet organe n’est pas initialement destiné, n’est pas inconnu non plus. Ainsi, des loutres instrumentalisent leur ventre en en durcissant les muscles, pour en faire une enclume et y briser les petits animaux qu’elles consomment.
Mais le fait qu’on puisse observer un tel comportement chez des requins en train de chasser témoigne de la complexité insoupçonnée de leur intelligence.
La nostalgie du lieu de naissance
Le biologiste américain Kevin Feldheim et ses collègues, au sein d’une collaboration regroupant le Field Muséum de Chicago,une station biologique des Bahamas et les Universités de Miami et de Stony Brook près de New York, ont quant à eux suivi, de 1993 à 2012, le parcours de plusieurs centaines de requins- citrons des Bahamas (Negaprion brevirostris).
Ils ont ainsi pu montrer que des femelles de cette espèce revenaient régulièrement, tout au long de cette période, pondre exactement au même endroit que celui où elles étaient nées – une petite île particulière des Bahamas nommée Bimini. Ce comportement, connu jusque-là seulement chez d’autres poissons phylétiquement plus évolués tels les saumons, suppose une excellente mémoire de l’espace sous-marin, qui a été démontrée chez certaines des femelles étudiées sur une période de près de vingt années.
Elle repose sur une mémoire spatiale (à ce jour surtout étudiée chez les mammifères terrestres – rats, éléphants) mémoire qui appartient à ce qu’on appelle la mémoire sémantique, c’est-à-dire la capacité pour les animaux de former, dans leur cerveau, des règles abstraites, comme ici l’organisation des lieux à parcourir. Avec la mémoire des souvenirs, la mémoire sémantique est considérée comme l’une des plus élaborées.
Ainsi, chez des espèces des requins très différentes ont été démontrées des aptitudes à l’usage d’outils et une mémoire spatiale inattendue. Les requins ne sont donc pas aussi bêtes qu’on l’a souvent cru. Il faut espérer que ces découvertes amèneront les hommes à modifier, à l’égard de ces animaux, leur comportement moralement abominable et qu’ils accorderont davantage de considération de ces grands prédateurs des mers, qui méritent le même respect que des prédateurs terrestres comme le tigre ou le lion. »
Georges Chapouthier, neurobiologiste, est directeur de recherche émérite au CNRS.
Bibliographie
S. P. Oliver, Thresher Sharks Use Tail-Slaps as a Hunting Strategy, in PlosOne, http://www.plosone.org/ article/, 2013.
K.A. Feldheim, Two decades of genetic profiling yields first evidence of natal philopatry and long-term fidelity to parturition sites in sharks, in Molecular Ecology, Vol. 23, pp110–117, 2014.
Article paru dans le numéro 67 janvier-février 2015 Cerveau et Psycho rédigé par Georges Chapouthier
Crédit photo : Andrew Fox /Daniel Deflorin / SMF
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