Jusque dans les années 1970, on ignorait tout de ce sens dont sont dotés les requins. Aujourd’hui, nous savons que cette électroréception les aide à trouver de la nourriture, même lorsque les conditions environnementales rendent les cinq sens habituels (la vue, l’odorat, le goût, le toucher et l’ouïe) inutilisables. De fait, il fonctionne dans l’eau trouble, dans l’obscurité totale et lorsque la proie se cache dans le sable.
Nous étudions les bases moléculaires de cette perception, tandis que d’autres équipes s’intéressent au développement de l’organe sensoriel et de son origine évolutive. Nos propres ancêtres vertébrés percevaient-ils les champs électriques avant qu’ils ne quittent la mer ? Nous retracerons la découverte de l’électroréception – une histoire peu connue qui couvre plusieurs siècles – et décrirons comment les requins disposent ainsi d’un moyen de détection particulièrement efficace.
Un détecteur de champs électriques extraordinairement sensible aide les requins à se diriger droit sur leur proie.
L’histoire commence en 1678, lorsque l’anatomiste italien Stefano Lorenzini décrit des pores qui parsèment l’avant de la tête des requins et des raies. Ces pores sont surtout concentrés autour de la bouche. En enlevant la peau, il nota que chaque ouverture conduit à un long tube transparent rempli de gel cristallin. Certains de ces tubes sont fins et courts, mais d’autres ont presque un demi-millimètre de diamètre et dix centimètres de longueur. Profondément enfouis à l’intérieur de la tête, les tubes se réunissent en plusieurs grandes masses de gelée claire. Quel est le rôle de ce réseau ?
Un sens caché
Lorenzini postula d’abord que ces pores étaient la source du mucus enduisant le corps des poissons, puis il rejeta cette hypothèse. Plus tard, il proposa sans plus s’avancer une autre « fonction plus cachée » pour ces pores. Celle-ci ne se dévoila qu’au milieu du XIXe siècle, lorsque des biologistes s’intéressèrent à la fonction de la ligne latérale des poissons, un organe qui a quelques points communs avec le système de Lorenzini. Cette ligne latérale, qui détecte les mouvements de l’eau, consiste en une rangée d’écailles perforées, chacune s’ouvrant sur un tube perpendiculaire à la peau de l’animal. Au niveau de renflements répartis sur toute la longueur de ces structures, des cellules sensorielles, nommées cellules ciliées, déploient de minces prolongements en forme de cils vers l’intérieur des tubes. D’infimes mouvements de l’eau, tels ceux que produit le passage d’un poisson à quelques mètres, courbent ces cils microscopiques à la façon d’un champ de blé qui ondule sous le vent. Ces déplacements activent des nerfs dont les impulsions informent le cerveau sur la force et la direction du déplacement d’eau. Nous avons conservé un vestige de cette ligne latérale dans notre oreille.
À la fin du XIXe siècle, le microscope révéla que les pores présents sur le museau du requin et les structures tubulaires qui les prolongent, désormais nommées ampoules de Lorenzini, constituent une sorte d’organe sensoriel. En effet, chaque tube se termine par une petite poche bulbeuse (une ampoule) d’où émerge un nerf fin qui rejoint des branches du nerf antérieur de la ligne latérale. Ces fibres nerveuses se prolongent jusqu’à la base du crâne et pénètrent dans le cerveau à travers la surface dorsale de la moelle épinière, une destination caractéristique des nerfs sensoriels. En outre, les anatomistes remarquèrent, à l’intérieur de chaque ampoule, la présence d’une minuscule cellule ciliée isolée, similaire à celles de l’oreille interne humaine et à celle de la ligne latérale du poisson. Cependant, le stimulus que ces cellules détectent restait inconnu. Comment déterminer la fonction de cet organe sensoriel totalement inédit ?
En 1909, le biologiste G. Parker, de l’Université Harvard, retira la peau autour des pores d’une roussette afin de supprimer d’éventuels récepteurs tactiles dans cette zone. Malgré cette ablation, le poisson réagissait quand on effleurait les tubes exposés. On pouvait déduire de ces observations que les organes percevaient des mouvements ou peut-être la pression de l’eau, mais il fallait le prouver. Après tout, un mouvement réflexe après un coup sur l’œil ne signifie pas nécessairement que les yeux ont évolué pour percevoir les directs d’un boxeur !
L’électroréception
À l’instar des microscopes qui avaient fait progresser la recherche un siècle plus tôt, l’amplificateur à tube à vide améliora l’étude de la fonction cérébrale dans les années 1930. Ce dispositif, en augmentant la sensibilité de détection, permet l’enregistrement de l’activité du système nerveux. Ainsi, en 1938, Alexander Sand, de l’Association pour la biologie marine, à Plymouth, en Grande-Bretagne, enregistra les impulsions des ampoules de Lorenzini vers le cerveau. Elles parcourent le nerf en un flux régulier, mais certains stimulus en augmentent ou en diminuent parfois la fréquence. Comme l’avait fait Parker, Sand nota que les organes répondent au toucher et à la pression, mais il découvrit aussi que la fréquence des influx nerveux augmente quand la température diminue. Les ampoules étaient si sensibles qu’elles réagissaient à des variations de 0,2 °C. Une détection aussi précise, associée à l’importance de la température de l’eau pour la migration ou d’autres comportements des poissons, conférait un rôle de thermomètre à ces organes. Ce n’était pourtant pas encore la bonne explication.
Au début des années 1960, le biologiste R. Murray, de l’Université de Birmingham, en Grande-Bretagne, refit les expériences de Sand avec des instruments électrophysiologiques modernes et confirma la détection des changements de température, des différences de pression et de sensations tactiles, mais il observa également que les organes étaient sensibles à de légères variations de la salinité. En outre, lorsqu’il créa par hasard un champ électrique près de l’ouverture d’un tube relié à une ampoule de Lorenzini, la fréquence des impulsions changea. Qui plus est, cette fréquence variait en fonction de l’intensité et de la polarité du champ : elle diminue quand le pôle positif du champ s’approche du pore d’une ampoule et augmente lorsque c’est le pôle négatif.
Murray montra que les organes détectent des champs de l’ordre du millionième de volt appliqué à travers un centimètre d’eau de mer. Des mesures récentes ont révélé que les requins sont sensibles à cinq milliardièmes de volt par centimètre. C’est l’intensité d’un champ électrique que produirait une pile de 1,5 volt dont l’un des pôles serait immergé à Marseille et l’autre à Alger ! En théorie, un requin nageant entre ces deux points saurait quand la pile est branchée ou non. Aucun autre tissu, organe ou animal n’est aussi sensible à l’électricité. Même les instruments modernes mesurent difficilement des champs aussi faibles dans l’eau de mer.
Les champs de la mer
Quel intérêt ont les poissons à détecter les faibles champs électriques ? Des travaux sur la « bioélectricité », c’est-à-dire l’émission de champs électriques, chez d’autres poissons apportent des éléments de réponse. Des anguilles électriques, par exemple, peuvent étourdir leur proie par des puissants chocs…
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